Home

MARASSA Y LA NADA (MARASSA ET NÉANT)

Commentaires de Ary Régis, Dir. du département de communication sociale

Faculté des Sciences Humaines (FASCH) de l’UEH – Port-au-Prince,

Quand, il y a deux semaines, j’ai lu Marassa y la nada, le roman d’Alanna pour la première fois, j’étais certain d’une chose : ce n’était pas de ces histoires à l’eau de rose, du type idéal happy end avec qui on vend des faux espoirs à la populace… En effet, c’est une histoire tragique, du début à la fin, mais intercalé des moments d’espoir. C’est donc une histoire réelle telle que vécue par les haïtiens et par les dominicains qui reconnaissent, qu’avec les haïtiens ils sont marassa. C’est aussi une histoire écrite comme une mosaïque de petites histoires vécues par Moira le personnage qui a le point de vue de l’auteur.

Comme cela m’arrive toujours, de faire plusieurs lectures des histoires que j’aime – des fois en changeant l’itinéraire de lecture (par exemple, en commençant par la fin) -, relectures qui me permettent de découvrir toujours des éléments nouveaux enrichissant ma compréhension de l’histoire, j’ai relu Marassa y la nada avant de vous parler ce soir en repérant des points (de départ et d’arrivée) comme on aurait fait pour un voyage. Et justement j’ai découvert deux choses :

  1. qu’il s’agit bien d’un voyage que fait Moira : d’un drame – sa cousine Laura s’est suicidé – à un autre drame – Mara la sœur de Laura s’est donnée la mort, comme pour expier une certaine culpabilité pour la mort de sa sœur.

  2. un voyage que le lecteur (surtout haïtien et dominicain) est invité à faire entre le point de vue haïtien et le point de vue dominicain de la réalité, sur une réalité, une histoire partagée mais particulièrement sur la réalité haïtienne.

Le voyage d’Alanna et de toutes celles et ceux qui lisent Marassa y la nada, est un voyage à plusieurs points de vue :

  • géographique, de l’est à l’ouest de l’île et vice-versa en passant par les montagnes et la frontière de Malpaso (mauvais pas)

  • politique, historique (de l’unification au massacre de 1937)

  • psychologique (affrontant la méfiance, les frustrations)

  • symbolique (de la mort à la vie, de l’esclavage des préjugés à la libération par l’ouverture)

  • spirituel (par l’effort sur soi-même pour découvrir que de cette île émane une force extraordinaire qui unit les deux peuples haïtiens et dominicains)

En fait c’est un voyage dans une île entourée d’eau, une île qui est sortie de l’eau. Comme l’être qui s’impose au tourbillon des pensées et des émotions, des préjugées et des peurs. Comme cette île était sortie de l’esclavage, affrontant la rationalité mercantile et antihumaine de l’occident qui le justifiait, entrainant toute l’Amérique et le Tiers-Monde. La présence de l’eau, de la mer est si importante dans Marassa y la nada, par les métaphores, où Alanna compare

  • la foule qui danse RAM dans Oloffson à une baleine

  • le groupe d’amis qui convivent à Oloffson jusqu’à l’aurore à un banc de sardines

  • la vie elle-même comme une « mer obscure, où les humains sont des petits poissons aveugles » qui connaissent la lumière juste avant de mourir…

Un voyage pour lequel on décide et on choisit de partir, mais on ne fait pas le tracé de la route à partir des idées préconçues ou du prisme de la colonisation. Mais en se laissant aller, comme Alanna, ouverte, sensible, reconnaissante :

  • au colibri de la caraïbe, le plus petit oiseau

  • à la populace, pauvre, orpheline de l’État et de ses élites mais vêtue proprement et tenace au travail

  • à cette petite fille qui transporte « un melon, le plus gros melon jamais vu, comme si elle supportait le poids du monde »

  • à la pluie donc « chaque goutte est comme un doigt sur le tambour du monde »

  • à la brise qui l’accompagne par une danse folle et joyeuse

  • à cette partie occidentale de l’île que les dominicains appelle le Sud, pour avoir sauvé la vie au papa de Mara, héros de la Révolution de 65

  • aux rivières sans eaux mais qui mènent les montagnes à la mer à chaque goutte de pluie

  • aux tap-tap, aux chevaux, aux charrues faites en bois

  • à Puerto-Plata la ville la plus cosmopolitaine et tolérante de Saint-Domingue

  • à la peur des zombis qui poussent les dominicains à ramener leur mort de l’autre coté de l’île

  • à Alta Grace, cette vierge jumelle, unique et divisible partagée entre les deux parties de l’île

  • au marché qui porte le même nom de marcher (mobilisation pacifique), avec ses scènes colorées, ses arrangements de maïs, pois, tomates, carottes, melon, etc, provenant de ses rivières sans eaux

  • à l’unique pays ayant un nom et un prénom : Haiti Thomas, pays de tant de misère tout en étant une porte vers d’autres dimensions, comme résultat du travail des Atlantes à la disparition de l’Atlantide.

  • Aux origines africaines et anti-esclavagistes de sa famille

Tout cela en suivant son feeling.

C’est un voyage entre deux parties marassa  de l’île: St-Domingue et Santo-Domingo comme le dit souvent Carmèn, l’une des multiples femmes qui comblent l’histoire, et entre le destin de deux sœurs : Laura et Mara qui se suicident, l’une au tout début de l’histoire, l’autre presqu’à la fin. Mais c’est un voyage qui mène à la vie, par l’espoir qu’apporte le bébé de Mara, Manuela.

Mais ce voyage d’Alanna démontre le résultat d’un travail de recherche approfondie et sans préjugées sur Haïti. Et c’est un voyage qui nous fait vivre ce qui se vit dans l’environnement comme ce qui se vit dans l’âme des personnages, avec un style poétique et imagé, en accord avec notre culture commune, mais aussi avec une grande rigueur.

Un voyage qui nous invite, haïtiens et dominicains, à une expérience, celle de deux marassa, qui se mettent l’un à la place de l’autre, regardant du point de vue de l’autre…

(CRESFED-Port-au-Prince, 14 Février 2014)

Leave a comment